54 milliards d’euros au total, dont la moitié ont été déjà investis : le plan France 2030 est, sur le papier, la clé de la relance de l’innovation française. Mais dans la réalité, les sommes publiques déboursées restent faibles par rapport à nos concurrents américains et asiatiques, ce qui renforce la nécessité d’accélérer le financement privé en France, afin qu’il soit surtout plus efficace et moins averse au risque.
Accélérer la transformation de notre économie et l’innovation et faire de la France le « leader du monde de demain » : ce sont les objectifs affichés par France 2030, lancé en 2021 par le gouvernement. Avec un budget total de 54 milliards d’euros, ce plan d’investissement a pour but de financer un maximum d’entreprises et d’acteurs innovants pour « gagner la bataille de l’innovation de rupture », pour reprendre les termes d’Emmanuel Macron.
Malgré des chiffres plutôt positifs pour le moment (un peu plus de 4 300 projets financés et plus de 32 milliards d’euros déjà débloqués), le Président de la République continue d’insister sur la nécessité d’aller « plus vite et plus fort ». De fait, les lourdeurs administratives plombent encore et toujours nos champions français, en plus d’une frilosité relative des marchés qui provoque un manque de liquidité pour les PME et les ETI. Au point qu’environ 30% de celles-ci font part « de difficultés d’accès au crédit pour financer leur exploitation courante », qui constituent un premier frein à leur activité.
Les belles réussites de France 2030
« La renaissance industrielle ne pourra avoir lieu que par l’innovation », soutenait fin 2022 Bpifrance, banque publique d’investissement chargée de mettre en place le plan France 2030 et d’accorder les subventions. En cette fin d’année 2024, le bilan du programme gouvernemental fait part de plusieurs succès, y compris dans des secteurs clés pour notre souveraineté économique et industrielle : énergie, santé, défense, automobile…
Ainsi, le mois dernier, 6 entreprises ont été récompensées dans le cadre de l’appel à projets CORAM 2024, qui vise à accéléler l’innovation dans la filière automobile pour faire face aux enjeux environnementaux et technologiques de demain. C’est le cas de Constellium, qui porte le projet « DAFNE E », visant à développer une technologie de torche plasma pour refondre les déchets d’aluminium issus de la production automobile.
De même, Bpifrance et le gouvernement ont récompensé plusieurs projets dans la filière hydrogène de la production d’électricité. Parmi les lauréats, les fonds débloqués aideront par exemple EODev à financer le projet « Première Usine », qui veut implanter une usine de production de groupes électro-hydrogènes en Île-de-France.
Les limites du financement public
De belles réussites à la française qui cachent une réalité plus mitigée, comme le résume l’économiste Elie Cohen, directeur émérite du CNRS et expert des questions industrielles. « In fine, le programme reprend fidèlement tous les travers habituels de ce type de programme en France », regrette le chercheur français. « Je vois trois grands biais : des procédures complexes qui induisent des délais de décaissement très longs, un spectre d’intervention beaucoup trop large et, enfin, une force de frappe nettement sous-dimensionnée par rapport à ce que font actuellement les États-Unis ou la Chine ». De fait, les sommes allouées sont souvent loin d’être mirobolantes, malgré les dizaines de milliards affichés pour l’enveloppe globale de France 2030.
Ainsi, Stellaria n’a obtenu « que » 10 millions d’euros de subvention, ce qui reste bien loin des sommes qu’on peut voir pour ce type d’entreprise aux États-Unis. Dans le secteur du nucléaire, « les États-Unis disposent d’une grande culture startups et d’importants moyens financiers privés », explique ainsi Laurence Petit, directrice déléguée du CEA chargée de l’innovation et des startups. « En France, (…) la phase d’industrialisation, qui nécessite plusieurs centaines de millions d’euros de financement, reste compliquée pour les startups ».
Autrement dit, le financement de l’innovation ne peut être exclusivement, ni même majoritairement public. D’autant plus que, malgré les efforts du gouvernement, l’innovation reste encore et toujours en berne en France. Ainsi, avant la pandémie de Covid, seuls 40 % des 122 000 PME de +10 salariés disaient innover. Un chiffre qui monte à peine à 50 % pour les entreprises industrielles. En cause : moins que les effectifs de chercheurs, c’est bien l’argent qui manque… « Il n’y a pas vraiment de problème d’innovation technologique en France, mais surtout de financement de l’innovation », confirme Nicolas Rieul, entrepreneur et ancien président de Criteo, un des leaders mondiaux de l’AdTech.
En conséquence, beaucoup d’entreprises innovantes sont contraintes, soit de mettre la clé sous la porte, soit de partir chercher des fonds à l’étranger… La faute, donc, à un manque d’investissement privé (banque, fonds), mais aussi à une réglementation sans doute trop stricte en France et en Europe, qui ne facilite pas la circulation de l’argent et le financement des entreprises.
La réglementation européenne est-elle trop stricte ?
François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, l’explique lui-même : « Bâle III, en Europe, cela s’applique à 400 banques alors qu’aux États-Unis, c’est seulement 13 banques ». Or cette réglementation internationale, censée nous protéger d’une future crise d’ampleur, n’a pas forcément que des effets positifs sur notre économie.
En effet, les banques doivent désormais disposer d’un niveau très élevé de fonds propres, ce qui induit un surcoût, selon l’Autorité bancaire européenne (ABE), chiffré à environ 135 milliards d’euros, rien que pour les banques européennes. Plus largement, elles sont tenues de maîtriser leurs risques, ce qui a fini par conduire à une contraction de l’offre de crédit bancaire, dont sont fortement dépendantes la plupart des PME/ETI.
Pour Gerhard Huemer, directeur économique de la SME United, Bâle III a eu des conséquences significatives sur « le coût des prêts accordés aux PME par les grandes banques, le coût du financement en fonds propres par les banques et le coût des lignes de crédit ». Plus largement, « les PME font face à une vraie surrèglementation », regrette Caroline Weber, co-présidente de l’Association européenne des valeurs moyennes cotées en Bourse. « La masse des PME cotées est entrée en Bourse il y a une vingtaine d’années : elles avaient signé pour un marché facile avec un bon rapport qualité prix pour l’accès au financement. Elles se sont retrouvées avec le même système réglementaire que les grandes multinationales. Ce n’est pas adapté », estime-t-elle.
Les PME et ETI se tournent vers la finance alternative
En France, certaines solutions de financement alternatif, qui permettent justement aux PME/ETI cotées de trouver des liquidités hors du crédit bancaire, restent mal perçues par le régulateur. Qu’il s’agisse des obligations convertibles en actions (OCA), des equity lines, ou encore des obligations à option de remboursement en action ou numéraire (Orane) en général… Elles sont toutes dans le viseur de l’AMF à cause de leur « effet dilutif ».
Pourtant, le succès de ces outils financiers en France semble directement lié à la règlementation Bâle III et au retrait des banques vis-à-vis des crédits accordés aux entreprises jugées plus « risquées », incertaines quant aux résultats de leur R&D ou à leurs perspectives commerciales.
Ces solutions constituent souvent leur dernier recours, puisqu’elles permettent de lever des sommes importantes, souvent bien supérieures à celles proposées dans le cadre de France 2030, dans les tours de table traditionnels français ou sur les marchés cotés pour les Small & Mid Caps. Navya, une entreprise lyonnaise leader des systèmes de mobilité autonome, a ainsi levé 36 millions d’euros en 2022 grâce aux OCA. De son côté, DBT, qui développe des bornes de recharge pour véhicules électriques, s’est tourné vers les OCA après plusieurs années dans l’embarras financier. Cette solution lui a permis d’honorer son carnet de commande et de « rebooster toute l’activité », comme l’indique son dirigeant, Alexandre Borgoltz.
« Un dirigeant qui ne veut pas se diluer n’a pas beaucoup de solutions qui s’offrent à lui. Mais je pense que tout système qui permet d’éviter un dépôt de bilan ou une liquidation d’entreprise est bon à prendre. Il faut tout essayer pour éviter que l’entreprise tombe », conclut Caroline Weber. Une sagesse qu’on aimerait voir traduite en termes normatifs pour libérer les financements à la hauteur (vertigineuse) des besoins de l’économie française.