« Notre continent a beaucoup d’épargne, mais cette épargne ne circule pas vers les bons endroits, vers les bons secteurs ». Le constat d’Emmanuel Macron devant ses homologues européens et les grands acteurs de la finance lors du dernier forum économique de Davos pose l’enjeu du manque de financement pour les PME, ETI et startups innovantes. Il est temps de trouver de nouvelles solutions d’investissement.
Le conflit entre Israël et le Hamas, l’enlisement de la guerre en Ukraine, les tensions sociales en Europe qui remettent en question des modèles de production comme celui de l’agriculture intensive, sans oublier l’inflation et la hausse des taux d’intérêt… Depuis plusieurs années, le climat d’incertitude et d’instabilité contamine toujours davantage le secteur économique. Un contexte notamment défavorable à l’investissement dans les industries innovantes, malgré les efforts des pouvoirs publics pour contrecarrer cette tendance en France.
C’est dans cette logique que s’inscrit le plan de financement et développement des entreprises technologiques TIBI, initié par le Ministère Français de l’Economie et des finances, et dont Emmanuel Macron s’était fait préalablement le « porte-parole » devant un parterre d’investisseurs institutionnels : « C’est maintenant qu’il faut investir, pas une fois que ça ira mieux» ». Un appel qui correspond à la volonté du président de la République de créer 500 startups par an dans les secteurs de la tech d’ici 2030, pour renforcer la souveraineté industrielle et numérique de la France. Pour soutenir « TIBI », près de 13 milliards d’euros sont mobilisés jusqu’en 2026 à destination des fonds d’investissement français.
L’exécutif, qui souhaite la création de 100 nouveaux sites industriels par an d’ici 2025, soutient également le programme French Tech 2030 en faveur d’une centaine de startups ayant en commun leur caractère « high risk, high reward », soit un fort potentiel de gain sur le moyen/long terme, mais également un risque élevé de perte. Objectif annoncé : mettre à disposition de ces entreprises les solutions de financement qu’elles ne trouvent pas ailleurs, et notamment auprès des banques, corsetées dans les contraintes prudentielles de la réglementation dite de Bâle 3.
Des difficultés directement expérimentées par Antoine Hubert, vice-président et fondateur d’Ynsect, qui vient de lever 160 M€ pour lancer sa production innovante d’aliments à base d’insectes : « Il y a beaucoup trop peu d’investisseurs privés qui soutiennent l’industrie et en temps de crise comme aujourd’hui, à part quelques épiphénomènes de très belles levées de fonds, vous avez un manque très fort de capitaux privés qui risquent de bloquer l’écosystème ».
A la recherche de profils d’investisseurs de long terme
Au-delà des initiatives soutenues par Bercy, les entreprises de la tech doivent donc trouver d’autres solutions pour sortir de cette ornière financière, en se rapprochant notamment de fonds moins exigeants en termes de niveau et de durée de rentabilité, ou chercher des modèles hybrides produits-services qui améliorent la rotation du capital et la rentabilité.
La Région Auvergne-Rhône-Alpes, première région industrielle de France, a ainsi lancé il y a trois ans son fonds souverain public-privé de plus de 100 millions d’euros sur dix ans pour accompagner les TPE, PME et ETI. Le geste est louable, mais le dimensionnement du fonds n’est cependant pas encore à la hauteur des enjeux des entreprises qui s’inscrivent dans une stratégie de long terme, avec un fort besoin de cash-flow pour satisfaire les nécessités de recherche et développement. À l’instar des fondateurs du fournisseur de chaleur renouvelable Newheat, qui ont choisi dès le départ de s’orienter vers des profils d’investisseurs de long terme comme le family office Noria pour financer leurs centrales solaires thermiques. « On monte des projets de grandes dimensions qui prennent trois à quatre ans dans lesquels on investit nous même pour vendre ensuite la chaleur sur des durées de 20 à 25 ans à nos clients », justifie Hugues Defréville, cofondateur de Newheat ; « L’échelle de temps est donc très longue et peu compatible avec le cycle classique des sociétés de capital-risque où, en cinq ans, il faut avoir fait son rendement et vendre sa participation ».
L’exemple d’Europlasma illustre sous un autre angle cette problématique. Spécialisée dans le retraitement des déchets amiantés, mais en grande difficulté financière, son PDG actuel Jérôme Garnache propose une reprise de la société et un plan de continuité des activités en 2019, en s’appuyant alors sur un partenariat avec Alpha Blue Ocean, pour mettre sur pied un plan de financement par OCABSA (Obligations Convertibles en Actions avec Bons de Souscriptions d’Actions).
La société étant en redressement judiciaire, les repreneurs ne pouvaient ni lever de dette, ni se tourner vers les actionnaires, alors qu’ils avaient besoin de financer l’équivalent de plusieurs fois la valeur de la société, rapidement. Sans ce levier financier sur lequel elle a pu asseoir son retournement stratégique, Europlasma ne serait pas aujourd’hui la seule entreprise au monde capable de traiter intégralement les déchets amiantés. Elle n’aurait pas atteint non plus la position d’équilibre financier nécessaire pour réactiver son site industriel des Forges de Tarbes (produisant des corps d’obus de 155mm). Mieux encore : Europlasma envisage aujourd’hui une nouvelle diversification avec la reprise de Valdunes, dernier fabricant français de roues et d’essieux ferroviaires. Outre le succès d’une entreprise, ces réalisations concourent donc incidemment à la réalisation d’objectifs collectifs de maintien de l’emploi et de réindustrialisation.
Accepter la « culture du risque »
Mais derrière ces investissements, et quel que soit le montage financier, l’engagement est un pari sur l’avenir, donc un risque assumé. Surtout dans des secteurs innovants hautement dépendants d’une recherche par nature incertaine. C’est le cas pour toutes les entreprises de la tech, comme sur le segment de la voiture électrique, où opère la société Electra, spécialisée dans les bornes de recharge. Cette start-up parisienne vient de lever 304 millions d’euros en s’appuyant sur Bpifrance, via son fonds Large Venture ; avec l’ambition de développer un réseau de recharges électriques automobiles auprès de partenaires comme les centres commerciaux Altarea ou les hôtels Accor.
En plus des incertitudes inhérentes aux aléas de la R&D, les risques sont ici liés à l’arrivée massive de nouveaux opérateurs comme Ionity, FastNed, DBT, ou des géants tels que Tesla ou Total Energies. La recharge automobile électrique est « le marché le plus concurrentiel d’Europe », selon Matthieu Dischamps, directeur général France de la société portugaise Powerdot : « Il y avait treize acteurs sur le marché français fin 2020, dont trois se partageaient 95 % du marché. Il y en a plus de 100 aujourd’hui, dont une quinzaine se partagent les trois quarts du marché ! »
Sur ce genre de « terrain miné », le moindre faux pas peut être quasiment fatal, comme le prouve la dégringolade du constructeur franc-comtois de véhicules autonomes électriques Navya, dont le cours de actions a fortement chuté en Bourse, perdant jusqu’à 97% leur valeur, à la suite notamment d’une stratégie de communication malavisée.
Le cumul de ces risques potentiels explique le désengagement des investisseurs traditionnels, laissant le champ libre aux fonds alternatifs qui assument cette « culture du risque ». Ce qui explique également que ces partenaires financiers soient très souvent ceux « de la dernière chance » pour des entreprises innovantes en quête de financement urgent. Pourtant, les patrons qui recourent à ces solutions ont souvent du mal à faire admettre à leurs actionnaires cette philosophie du risque partagé : la possible perte de valeur des actions à court terme est à mettre en balance avec celle des partenaires financiers. C’est une sorte d’engagement gagnant-gagnant (dont il ne faut pas oublier le pendant négatif) qui s’accorde avec la vision des « capitaines d’industries ».
À ce sujet, Dominique Ceolin déplore une contradiction qui traduit, en France, « une culture « actions » assez faible, en comparaison avec les États-Unis par exemple : les investisseurs, bien logiquement, sont très contents que leurs actions prennent de la valeur. Mais certains refusent la responsabilité de leurs choix initiaux quand ils s’avèrent perdants ». Selon lui, cette forme de pusillanimité n’épargne pas non plus la puissance publique puisque « les politiques ne veulent pas de problèmes sur les marchés financiers, ayant du mal à accepter que, comme tout autre investissement, les marchés financiers constituent un risque et que chacun doit prendre ses responsabilités ». Le PDG d’ABC arbitrage en appelle en conséquence à un « aggiornamento » de la part des responsables politiques et administratifs, pour assouplir des réglementations jusqu’à présent guidées par un principe de précaution très restrictif.